ÆSTVARIVM
(III Notes from Salalah)
Triptych for a large orchester
homage to Cy Twombly
Note II from III Notes from Salalah (2007) © Rob McKeever & Cy Twombly Foundation
Le pouvoir et la magie que peut exercer l’image sur l’esprit m’a toujours fasciné. Depuis mes débuts en musique, j’ai entretenu un rapport privilégié avec le régime des images fixes et en mouvements mais toujours reliées à un lien musical. Depuis ma première expérience avec un peintre pour une installation sonore en 1991 avec « Sound-Painting » et ensuite dans « Faltenstudie » une miniature de trois minutes en hommage à Anton von Webern pour grand orchestre, jusqu’à celle d’aujourd’hui se trace un cheminement qui s’est enraciné également dans la lecture du regard du philosophe et historien de l’art qu’est Georges Didi-Huberman.
Ma fascination pour l’œuvre entière de Cy Twombly qui nous a quitté voilà bientôt une année trouve ici sa seconde tentative de faire trace sonore de sa peinture dans ma musique. ÆSTVARIVM (III Notes from Salalah) se base principalement sur un triptyque dont le titre se retrouve au sous-titre de cette pièce pour orchestre. De ses trois grands tableaux constitués chacun de trois panneaux que le peintre a réalisés en 2007, cette partition en constitue le premier tableau. Ici, sa peinture relate l’émerveillement du peintre devant l’intensité de ce lieu du Moyen orient qui malgré le désert qui le jouxte peut révéler une puissance dans la verdure qui la submerge pour revenir ensuite à un aspect désertique. C’est sans doute aussi ce double aspect qui rejoint ce qui jalonne toute l’œuvre du peintre qui associait la fertilité à la dimension de la perte et du déclin. C’est là un des aspects que j’étudie depuis un certain temps et qui vient répondre à ce souci (die Sorge au sens binswangerien) qui à travers la lecture du déclin que nous n’avons de cesse d’observer ici et là, malgré tout, nous donne l’injonction dans un reste d’humanisme, du moins pour certains artistes qui ne sont pas effrayés par ce qui pourrait encore répondre à un critère au service d’une beauté présumée que nous aurions à sauver, à révéler à même ce que nous chavirons. C’est peut-être sans doute cela que cherche à nous dire Giorgio Agamben lorsqu’il parle du contemporain, à savoir de celui qui à la capacité de pouvoir encore discerner dans l’obscurité une forme de clarté. En cela la fameuse expression du mehr Licht de Johann W. von Goethe n’a pas disparu mais elle a changé de perspective, ou de clarté car ce dont il faut se protéger aujourd’hui plus qu’hier c’est de cette présumée lucidité aveuglante qui accentue le péril de notre condition comme jamais à ce point fragilisée. Il s’agit pour le contemporain d’apprendre à voir et à entendre dans l’obscurité et d’en sauver ses lucioles pleines d’illuminations. Le poète de Weimar rôde par ici à travers cet estuaire de noms et de leurs apports vers un souci de l’autre et de la fonction que nous avons choisi de nous attribuer au sein de la cité. Lorsque je me suis plongé dans la couleur de ce triptyque du peintre qui avait choisi de devenir romain, cette présence de la couleur verte que je sonde chez lui à travers plusieurs tableaux m’a guidé à travers mon intérêt pour l’Alchimie, couleur riche dans sans épaisseur symbolique, vers das Märchen du jeune Goethe. Musicalement c’est en obtenant une suite de sept chiffres à partir des lettres qui constituent le nom du peintre que j’ai élaboré la forme. Ensuite ces chiffres ont été regroupés en trois groupes afin de mieux répondre à une structure principalement tripartite bien qu’un flux musical s’y trouve constant.
Les trois tableaux de Twombly présentent dans un vert profond très travaillé de grands gestes d’écriture qui pourraient ici faire trace, en résurgence, dans une graphie en arabesques heurtées. De larges coulures blanchâtres dans une progression en superposition dessinent un principe d’accumulation graphique qui va rejoindre le lieu d’une écriture avec son paysage. Dans ce premier tableau musical, je me suis efforcé de répondre à la dimension de la couleur en interrogeant à partir de la fonction du détail (reposant ici la question phénoménologique du jusqu’où peut-on discerner une différence, une variation de timbre et de perception du temps à travers cela), une multitude de rapports de timbres et d’épaisseurs. Il s’y trouve également une dimension métonymique dans son orchestration, à savoir, en cherchant à dépasser la convenance de la mesure du timbre en m’adressant si l’on peut dire à une dimension « psychologique » ou interne du son ou de la manière jusqu’où il se conduit et s’éconduit à partir de l’attention que je demande à l’interprète d’avoir à mesurer. J’ai cherché, à la suite de ce que nous a ouvert Arnold Schönberg dans Farben, son opus 16, principalement à infléchir ce qui sépare la verticalité de l’harmonie de l’horizontalité du contrepoint à partir d’une attention portée sur les rapports d’apparition et de disparition. Dès lors j’ai travaillé un peu comme un peintre, par couches successives mais tantôt en partant d’un contrepoint ou bien en accentuant des axes harmoniques dont les sept lettres de SALALAH ont donné des pôles plus ou moins perceptibles. A ce titre et à l’instar de ce que j’ai pu observer dans l’œuvre du peintre, se trouve une ligne disparaissante et plongeante comme je peux la remarquer dans ma musique d’une manière de plus en plus ouvragée même si articulée en toile de fond. Ainsi peut-on également parler d’un contrepoint à l’intérieur même d’une tenue qui devient à la fois un chant, une lueur et la vibration d’une couleur. ÆSTVARIVM doit s’entendre, se percevoir comme une fresque orchestrale qui ouvre sur une suite, la dernière mesure étant là pour souligner un cadre avant le dénouement de ce qui s’est préparé jusqu’à ce qui vient la suspendre.
Cette œuvre est un hommage au peintre disparu. Je la dédie à Laurent Feneyrou dont le travail sur les œuvres de Luigi Nono, Bernd Aloïs Zimmermann et Jean Barraqué vient révéler ce dont la musique a tant besoin aussi pour nous aider à percevoir ce dont elle pourrait parler.
Franck C. Yeznikian